Récit du corps frankensteinien
Récit de l’atelier « Faire Corps » – Atelier de pratique plastique et physique à la Maison d’Arrêt d’Arras – Février 2013.
Comme pour la mise en place de n’importe quel atelier, nous avons d’abord eu un rendez-vous avec des membres du personnel du SPIP (Service Pénitentiaire d’Insertion et Probation) de la maison d’arrêt d’Arras, pour nous organiser, fixer les dates, envisager ce qui est possible et ce qui n’est pas possible de faire. Je me souviens d’une chose qui nous a été dite, après que nous avions présenté notre idée de travailler à partir des corps des uns et des autres : le détenu, la personne incarcérée, n’est plus propriétaire de son corps. Elle est, tout entière, la propriété de la prison : elle n’est plus en possession de soi.
En tant qu’intervenant.e extérieur.e, il nous est autorisé à être dans la prison, pour une activité culturelle par exemple, dans la mesure où nous restons bel et bien extérieur, étranger, désengagé, et en un sens pas concerné. Et (paradoxe !) malgré tout, les codes de la prison, notamment en ce qui concerne le « contact » avec les personnes incarcérées, s’appliquent à nous comme au reste du personnel : il en va de notre Sécurité ! Ces codes s’appliquent fortement aux comportements et à tout ce qui relève de la relation. C’est le rapport à l’autre qui est différemment réglementé dans la prison. Là où, dans « la société extérieure », nous avons tendance à rappeler que c’est une question de politesse, là où nous rappelons quelles sont les limites posées par le respect, en prison, il est question de danger. En prison, on préféra juger du comportement d’une personne détenue en termes de dangerosité plutôt que de le considérer comme provocateur, impoli, dérangeant ou irrespectueux.
Nous sommes arrivées à la maison d’arrêt, et on nous a dit que nous ne pouvions pas entrer. Le CPIP (Conseiller Pénitentiaire d’Insertion et de Probation) chargé de la coordination de notre activité est arrivé un quart d’heure plus tard, il embauchait lui aussi, et souhaitait, comme nous, tout simplement entrer. C’est qu’il ne faisait pas chaud dehors, il faisait encore nuit, et il pleuvait, d’une pluie par 5°C, le genre de temps difficile a supporter lorsqu’il est encore tôt le matin et qu’on doit attendre comme ça en n’ayant nulle part où s’abriter. On a attendu plus d’une heure, là dans ce froid et sous la flotte. À la fin, je ne sais pas pourquoi, j’ai saigné du nez, ça ne s’arrêtait pas. c’était tout à fait emmerdant, tout ce sang là qui coulait, je n’avais même plus de mouchoir propre sur moi, c’est ma camarade, et le CPIP, qui m’ont dépannée comme ils pouvaient… une fois entrés, ce n’était pas totalement fini. Un surveillant voulait faire un inventaire crayon par crayon de notre matériel. On avait ramené de tout, mais tout avait bien entendu été listé, et ils avaient la liste en main, et ils voyaient les trucs passer sous le scanner : rouleaux de scotch, feuilles de papier, ciseaux, colle… les crayons, j’avais pas mis leur nombre sur la liste, pour les ciseaux oui je les avais dénombrés, mais pour les crayons… j’en avais une grosse trousse complète, de crayons dépareillés, il y en avait bien quatre-vingt… Tout recompter. Je peux comprendre pour les ciseaux. Mais les crayons, vu le nombre, ça n’était tout de même pas possible, et nous étions déjà en retard sur l’heure de l’atelier parce qu’on nous avait fait sacrément poiroter : on s’est donc permis de faire comprendre au surveillant que nous étions maintenant attendues, et que nous avions besoin de nous dépêcher, pour la bonne organisation de notre atelier, c’est-à-dire, ce pour quoi nous étions là. Le pauvre surveillant donnait l’impression de ne pas trop savoir quoi faire : on aurait dit qu’il culpabilisait, ou en tout cas était gêné, de ne pas pouvoir faire son travail correctement, comme s’il redoutait des représailles de sa hiérarchie. Avec l’insistance du CPIP, on a comme ça enfin franchi le sas d’entrée et on est partis au « pôle activité », où se trouve la bibliothèque.
Le surveillant, absolument zen et accueillant notre arrivée avec bienveillance, nous a salué et nous a dit que les gars nous attendaient déjà. La CPIP en charge des activités culturelles nous attendait elle aussi dans la bibliothèque. À notre arrivée, après nous avoir présentées, elle a commencé, façon d’ouvrir officiellement l’atelier, par dire : est-ce que quelqu’un a compris de quoi il allait s’agir dans cet atelier ? Nous avions effectivement fait une affiche de présentation absolument trop abstraite, à la limite de l’absurde. Les hommes qui étaient là n’osaient rien répondre à cette question et marmonnaient un non pas vraiment. Alors j’ai lancé quelques phrases qui répondaient à tout et à rien, et j’ai surtout invité les personnes à s’installer autour de la table : on pouvait commencer, et il fallait commencer.
L’après-midi, nous avons entamé des moulages du corps en utilisant du scotch. J’ai commencé à montrer en moulant la jambe de ma camarade comment nous pouvions procéder ; deux des gars qui participaient à l’atelier voulaient intégrer des pages de magazine à cette technique. C’était une super idée. Ce qui était amusant, c’est que tout le monde s’est très spontanément mis à travailler en binôme. La séance s’est déroulée incroyablement vite, sans qu’on s’en rende compte. Nous occupions l’espace sans plus nous soucier de ses inconvénients, les tables trop grandes pour bouger, les étagères de livres qui empêchent de circuler, la porte toujours ouverte qui attirait même les surveillants étant donné le remue ménage bruyant que nous faisions… Mais nous avions peut-être oublié un instant que nous étions en prison. Peut-être. Ou peut-être, pas.
C’était très actif : tout le monde faisait et on ne se posait plus de questions, ça avançait vite. Mais qu’allions-nous faire de tout ça ? La question se posait d’autant plus qu’il s’agissait d’une fabrication en volume : où l’entreposer, qu’en faire ? Quel sens donner à ces objets plastiques ni beaux, ni utiles, ni symboliques, ni expressifs ? C’était difficile d’envisager les possibilités à venir, cela demandait d’affronter pas mal de contraintes, notamment la demande d’autorisation pour attribuer un lieu d’exposition à l’objet que nous construirions.
Je ne voyais pas bien comment procéder. Finalement, la suite apporta l’échec et la solution en même temps.
Dans l’ensemble, l’atelier se déroulait bien, mais nous ne travaillions pas dans la salle souhaitée. Nous voulions travailler en salle de sport, afin de pouvoir bouger, mettre nos corps en mouvement, et nous étions à la bibliothèque ; chaleureuse et bien chauffée, mais plutôt petite. Au fur et à mesure des séances, nous réitérions notre demande, de pouvoir travailler en salle de sport. On nous répondait qu’elle n’était pas disponible aujourd’hui, et on nous disait qu’elle le serait peut-être la prochaine fois. On nous laissait croire, comme ça, que nous pourrions utiliser la salle de sport. Mais en vérité, il n’était certainement pas possible de nous la laisser. Pourquoi ne nous l’avaient-ils pas dit clairement ? Je n’en sais rien ! Peut-être pensaient-ils que nous ne comprendrions pas, que le sport, pour pas mal de gars enfermés, c’est plus important, en tout cas, que ça concernait plus de personnes que l’activité que nous menions ? Peut-être, parce que la salle de sport n’est pas située au pôle activité et qu’il faut passer par des couloir de cellules pour s’y rendre, considéraient-ils que c’était un endroit trop risqué pour nous ? Pourquoi ne nous expliquaient-ils pas tout cela ? Pourquoi, comme à chaque fois, fallait-il que nous ne comprenions rien des raisons de telle ou telle mesure, règle ou décision ? Nous avions fini par admettre que nous étions définitivement reléguées à rester à la bibliothèque, si bien qu’un matin, nous avons pris la décision d’y libérer l’espace au sol : nous avons viré tables et chaises dans un réduit mitoyen, et nous avons dansé, après quelques étirements sportifs qui faisaient suer – au sens propre ! – tout le monde. C’était un moment renversant : renversement de l’espace, puis ensuite des corps, et pour finir de nos rapports.
Le contact avec les hommes détenus était rapidement devenu amical. L’un d’eux avait participé à mon atelier de l’an passé. Il était italien et jouait pas mal de sa personnalité italienne, et voulait aussi toujours plus ou moins montrer qu’il avait un pouvoir dont on ne le démettra pas. Il était prévenu, et non encore condamné. Il semblait avoir un certain rapport avec l’administration et l’équipe des surveillants qui semblait lui permettre d’asseoir une position particulière, je dirais, favorisée, par rapport aux autres personnes détenues. On n’en savait rien clairement. Comme pour tout le reste d’ailleurs. Mais il y avait des tensions perceptibles entre lui et les autres.
Si l’une des directions de l’atelier pouvait être de donner lieu à un objet porteur d’un message et d’un processus, alors l’atelier n’a pas été si raté que ça. Le sens de l’objet finalement créé avait même pour défaut d’être trop visiblement porteur d’un message. Un message de la prison. C’est en effet le dernier jour, une fois notre objet fini, que plus que jamais, je me suis sentie dans la prison, avec ce qu’elle retient de mortifère, déprimé.
Au fil des séances, nous avions réussi à fabriquer toutes les parties et membres d’un corps humain. Tête, bras, mains, buste, bassin, jambes, pieds. Certaines parties en matériaux plastiques (scotch et cellophane, intégrant parfois des pages de magazines), d’autres en bandes de plâtre, recouvertes entièrement ou partiellement de papier mâché, peintes et blanc et parfois décorées. On avait, avec la technique du papier mâché, parfois en cousant préalablement les pièces entre elles ou en les emboîtant, reconstitué un corps humain. Il nous fallait maintenant trouver un moyen de faire tenir debout notre corps composé, recomposé, notre drôle de Frankenstein.
Cela n’a fait qu’un tour dans l’esprit des participants : attacher une ficelle à son cou et accrocher avec un bon nœud le gaillard de plâtre et papier mâché au tuyau qui passait au plafond.
Quelle scène dans une prison.
Et qui plus est, comme si les choses se jouaient elles aussi de nous, notre homme avait la tête légèrement baissée, et les jambes raidies, parfaitement inanimées, les pieds lourds, les mollets et les cuisses flasques.
Ils m’ont pendu comme ça le corps qu’on avait fabriqué, qui, c’est vrai, ressemblait ainsi on ne peut mieux à un corps. Il paraissait là plus réussi que quand on le mettait assis, couché, ou en équilibre debout contre une table ou une chaise. C’était effroyable. Nous n’étions que trois ce matin là, car ma camarde était absente ce jour-là, l’un des participants était malade, et depuis le commencement de l’atelier, deux étaient sortis.
J’étais comme vidée. Je n’ai plus eu la force de cadrer l’atelier, d’incarner et d’entretenir le « comme si », le « et si on jouait » qui, quelque part aussi, étaient les moyens pour moi de pouvoir me tenir dans cette prison.
Alors nous avons ouvert les portes à la discussion, à l’air enfermé de la prison que des temporalités inconnues viennent habiter. Nous avons parlé du suicide, ils parlaient du suicide, nous avons parlé d’eux, de leur vie, le surveillant qui passait là a parlé à son tour de lui, ça avait l’air de le miner aussi, ce pendu que j’ai fini par décrocher d’un grand coup de ciseau pour rompre la corde, les conditions de travail en prison, la mission de défenseur du bien contre le mal qu’il croyait mener.
L’un de nous, l’Italien, a été appelé à un moment donné pour faire le traducteur, pour un Arménien qui venait d’arriver, pour vol, apparemment, l’Italien avait eu de la sympathie pour lui ; cet homme n’avait rien mangé encore, on ne lui avait rien donné le soir, ni le matin. l’Italien a demandé à l’un des autres participants, qui, le midi, s’occupe de distribuer les cantines, de mettre double ration à l’Arménien.
Moi ce que je sentais, c’était l’air de la prison qui circulait, comme si d’atelier, il n’y en avait jamais eu, comme si cet atelier était déjà fini, et qu’il n’en restait que les déchets, quelque matériel, objets ratés, morceaux de papiers un peu partout, la bâche de protection encore au sol, les tables déplacées… De l’atelier, ce qui restait encore de plus vivant, c’était cet incroyable pendu, insoutenable, qui en quelque sorte avait tombé tous les leurres. Je ne m’étais pas assez préparée à vivre tout cela, mais j’étais là, et les autres autour de moi, pour qui la situation n’avait pas grand-chose d’extraordinaire ou de déstabilisant, continuaient à s’adresser à moi comme ils l’avaient fait jusque là. j’avais le vertige, mais j’étais là, avec eux, et quelque part, une barrière tombait, des masques tombaient.
L’après-midi, un des participants absent le matin et qui avait été bien emballé la veille par le tournant qu’avait pris l’atelier lorsque nous avions commencé à assemblé notre corps fictif, est venu. l’Italien n’est pas revenu, mais il m’avait prévenu, l’après-midi il avait possibilité de faire sport, c’est une nécessité pour lui de bouger, d’évacuer ce qui reste là, disait-il en montrant le ventre, les viscères. Nous étions donc toujours trois, mais avec un « nouveau », de bonne humeur, en forme, motivé ! Moi et le participant qui était là dans la matinée aussi, ça nous a regonflés.
On a donc joué un peu avec notre gaillard de plâtre et de papier : on lui a chaussé des lunettes, un bonnet, on l’a assis à la table, lui faisant faire mine de tenir une bouteille, puis l’un de nous a même cherché à danser avec lui, il lui en fallait peu pour aimer cet objet qui nous avait tant effrayé le matin même ! Puis j’ai proposé qu’on peigne quelques mots dessus. Une sorte de signature, une manière de finir les choses, les mots sur le corps… en couleurs…
Nous avons rangé… le « nouveau » ne voulait pas que je parte, l’autre participant ne disait pas grand-chose et cachait ses mots derrière ses lunettes. Comme presque toujours, j’étais triste de partir comme ça, j’ai l’impression de ne rien avoir laissé là-bas. Notre homme de carton-pâte est resté sur le fauteuil dans le bureau du surveillant. Les deux participants s’étaient amusés à l’installer là, et le surveillant râlait en exigeant que ça ne reste pas là. Nous avons plaisanté sur ce nouveau détenu clandestin, sans numéro d’écrou, et auquel il allait bien falloir trouver une place quelque part dans une cellule.
Je ne sais plus ce qui est, pour moi en tant qu’intervenante extérieure, le plus dur : venir en prison, y revenir, en ressortir, ne plus y revenir. Maintenant, j’aimerais pouvoir faire sortir ce corps-pendu. Il y a beaucoup de choses à dire sur ce corps qui est un assemblage de moulages des bras, mains, jambes, tête, corps, épaules, pieds des uns et des autres ayant participé à l’atelier. Un assemblage qui a su trouvé son équilibre… dans la figure d’un pendu. Une sorte de fantôme ou mauvais esprit qui hante à mon avis chaque personne détenue à un moment ou un autre de son incarcération (et en général, de pas mal d’existences). Voilà de quoi nous en sommes venus à parler. Ça avait été dur pour moi comme réalité, je n’étais pas armée pour un tel sujet, je n’avais pas pu le cadrer, mais je devais comprendre que là n’était pas le problème, il n’y avait pas besoin de ça, et d’ailleurs c’est les autres qui me cadraient. Je m’étais sentie démunie, nue comme aurait dit ma camarade, mais ce corps-là est sorti de nos mains, de nos jeux, comme malgré nous, et en même temps un peu à cause de nous. Car à vrai dire, dès qu’on cherche à figurer un corps, si en plus on le fragmente et le recompose avec divers éléments, alors il faut bien s’attendre à un moment ou un autre à quelque horreur… c’est dans un tas de contes et un tas de films… !
Une étudiante m’a dit qu’elle ne voulait pas intervenir en prison parce que l’institution était telle qu’on ne peut y apporter aucun changement avec nos ateliers, nos interventions. Oui c’est vrai, peut-être qu’en intervenant de manière si brève, dans des conditions si peu propices, il est difficile de provoquer un changement de quoi que ce soit dans les règles de la prison qui puisse avoir vraiment des conséquences pour les personnes incarcérées. Nous apportons toutefois aux personnes rencontrées là quelque chose d’autre que ce qui fait leur quotidien en détention et nous rappelons par là même que les rapports humains que nous connaissons dans la société au dehors de la prison diffèrent de ceux qui peuvent exister au sein de la prison. Nous créons des situations où d’autres émotions peuvent être investies. Nous permettons à des idées de sortir et d’être formulées. C’est aussi à chaque fois, je ne dirais pas une rencontre, mais une prise de contact. Or le contact est justement chose interdite entre les membres du personnel d’une prison et les détenus, encore plus proscrit entre des intervenantes extérieurs et des détenus hommes. Quand j’y vais, j’y vais en croyant à la liberté, la liberté qui se vit ensemble, à plusieurs. C’est pour ça que j’y vais encore, c’est avec cette idée en tête, au ventre.
E. D., 2015